vendredi 28 septembre 2018

"Le Poids du monde" de David Joy

Deux amis, deux êtres désespérés

"Tout le poids de ce monde semblait l'accabler à cet instant, tandis qu'il se tenait là, regardant dans le vide, se demandant combien de temps il pourrait tenir avant de ployer sous la pression."





Présentation de l'éditeur

Après avoir quitté l'armée et l'horreur des champs de bataille du Moyen-Orient, Thad Broom revient dans son village natal des Appalaches. N'ayant nulle part où aller, il s'installe dans sa vieille caravane près de la maison de sa mère, April, qui lutte elle aussi contre de vieux démons. Là, il renoue avec son meilleur ami, Aiden McCall. Après la mort accidentelle de leur dealer, Thad et Aiden se retrouvent soudain avec une quantité de drogue et d'argent inespérée. Cadeau de Dieu ou du diable ? 
Après Là où les lumières se perdent (Sonatine Éditions, 2016), unanimement salué par la critique, David Joy nous livre un nouveau portrait saisissant et désenchanté de la région des Appalaches, d'un réalisme glaçant. Un pays bien loin du rêve américain, où il est devenu presque impossible d'échapper à son passé ou à son destin. Plus encore qu'un magnifique "rural noir", c'est une véritable tragédie moderne, signée par l'un des plus grands écrivains de sa génération. 


Mon Avis

Alors que dans Là où les lumières se perdent David Joy nous avait offert un final effroyable, violent et mémorable, ici, ils nous sert un prologue sanglant dès la toute première page. Aiden n'est qu'un enfant lorsque son père assassine sa mère sous ses yeux avant de se donner la mort. Il est persuadé que tôt ou tard il deviendra comme son père, cet homme violent qui battait sa mère. Cette pensée sonne comme une malédiction. Après s'être échappé de l'orphelinat qui l'avait recueilli, Aiden trouve refuge chez Thad, son meilleur ami, qui vit dans un vieux mobile-home non loin de la maison de sa mère. Aiden et Thad, 12 ans tous les deux, deviennent inséparables, comme des frères. Le premier n'a plus de famille, et le deuxième est rejeté par sa mère et son beau-père. Livrés à eux-mêmes et malgré les difficultés, ils vivent leurs plus belles années.


"Il semblait avoir la certitude incontestable, presque divine, qu'avec le temps il deviendrait comme son père. Que certaines choses étaient transmises qui ne se reflétaient pas dans les miroirs, des traits qui étaient peints à l'intérieur. C'était ça qui le terrifiait. Et toutes les nuits, avant de se réveiller en frissonnant, il entendait les mots du Tout-Puissant, le Seigneur, qui disait : "Au bout du compte, c'est toujours le sang qui parle."" (page 13)

Mais à 25 ans, Aiden, alors qu'il attend Thad devant un hôpital militaire, dresse le bilan de leurs vies. Et ils sont à des millénaires de nager dans le bonheur. Pour Aiden, la malédiction s'acharne contre eux. Là où ils vivent, à Little Canada en Caroline du Nord, il n'y a pas de travail. Aiden travaillait dans le bâtiment à l'époque, mais la bulle immobilière a explosé et l'a enfoncé dans une misère pérenne. Ils vivent de petits larcins et se défoncent à longueur de journée. Avide de changement, Aiden veut déménager à Asheville, là où il y a du travail. Mais Thad refuse catégoriquement de quitter l'endroit où ils sont nés. "Parce qu'y aura jamais que deux endroits qu'auront un sens pour moi, et je peux pas retourner dans l'un d'eux." (page 27). Cet endroit, c'est l'Afghanistan, là où Thad a servi quatre ans. Il est revenu dans son pays natal handicapé et traumatisé par un drame qu'il tait à son ami. D'ailleurs, aucun d'entre eux ne parle de ce qui s'est passé là-bas. Thad enfouit tous ses sentiments et essaie de trouver les réponses à ses questions dans l'alcool et la drogue.


"Il se demandait si un jour Thad redeviendrait comme avant. Il pensait à l'espace qui les séparait, ces soixante centimètres dans la voiture qui étaient en réalité aussi vastes que l'univers. Thad et lui étaient différents. Et même s'il le voulait, il ne voyait pas comment revenir en arrière." (page 31)

Pourtant, cette envie d'ailleurs d'Aiden offre un espoir, et le lecteur a aussi envie d'y croire. Mais le fossé qui sépare nos deux personnages est de plus en plus grand, et l'espoir s'amenuise au fil des pages. Et cela ne va pas s'arranger lorsque le dealer de nos deux amis se tire une balle dans la tête par accident... laissant derrière lui une multitude d'armes et de meth. L'occasion de se faire un paquet d'argent est trop belle pour Aiden et Thad. L'occasion de s'offrir une nouvelle vie, ailleurs...


"Au bout du compte, la seule chose qui différenciait une personne d'une autre, c'était le fait d'avoir quelqu'un pour sauter à l'eau et vous empêcher de vous noyer." (page 254)

Même si la poésie et le clair-obscur remarquables de Là où les lumières se perdent semblent moins présents ici, la noirceur, le pessimisme, le désespoir sont bel et bien restés intacts. Cependant, on peut noter dans ce deuxième roman de David Joy (qui porte mal son nom :) ) les critiques acerbes contre la société américaine. Personne ne vient en aide à ces jeunes laissés-pour-compte, personne ne semble les écouter, et, enfermés dans une spirale de drogues en tout genre, ils sont considérés comme des déchets et livrés à eux-mêmes. Et qu'en est-il aussi de ces anciens soldats traumatisés et abîmés par la guerre ? "Ça en dit long quand un pays préfère verser une allocation d'handicapé à quelqu'un plutôt que de le soigner pour qu'il puisse trouver du boulot." David Joy dénonce également l'immobilité subie ou choisie de ses personnages. Cette immobilité semble les clouer sur place et les empêche d'avancer, d'évoluer, d'obtenir une seconde chance. Cette immobilité pèse sur leurs épaules.

En bref, avec Le Poids du monde, David Joy signe une fois de plus un bijou de roman noir. L'espoir est infime. "Aiden et Thad vont bien finir par s'en sortir", enfin, c'est ce que l'on pense lorsque nous suivons leurs péripéties. En effet, malgré tout, entre ces deux amis, il y a une grande fraternité, des souvenirs drôles et heureux. Cependant, leurs échecs et leur amertume mettront à mal ce mince espoir. Puis, il ne faut pas oublier ce personnage féminin, April, la mère de Thad, qui a tant à raconter. Son histoire est tout aussi touchante que celle d'Aiden et de son fils. Et enfin, ce décor magnifique des Appalaches nous accompagne encore dans ce deuxième roman et donne un cadre poétique fascinant. 
Irrémédiablement, David Joy s'inscrit dans la lignée des grands écrivains américains d'aujourd'hui.  

Un grand merci aux éditions Sonatine ainsi qu'à Léa Touch Book !


Le Poids du monde (The Weight of this World), David Joy, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau, Sonatine, 30 août 2018, 320 pages, 21 €, format Kindle : 14,99€.


Bonus 1 : vidéo de l'interview de David Joy par Don Noble (en VO)




Bonus 2 : un extrait sur le site Lisez !  (découvrez le prologue, il vaut le détour...)


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A bientôt ^^


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