dimanche 26 août 2018

Premières lignes #45 : "Désert solitaire" d'Edward Abbey

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...


Aujourd'hui, je lis avec vous les premières lignes de Désert solitaire d'Edward Abbey, le poche de septembre du Picabo River Book Club. Il fera l'objet d'une lecture commune et nous pourrons même poser des questions au traducteur, Jacques Mailhos ! Si cela vous dit, n'hésitez pas à rejoindre le groupe sur Facebook !
Bonne lecture !


Peu de livres ont autant déchaîné les passions que celui que vous tenez entre les mains. Publié pour la première fois en 1968, Désert solitaire est en effet de ces rares livres dont on peut affirmer sans exagérer qu’il “changeait les vies” comme l’écrit Doug Peacock. À la fin des années 1950, Edward Abbey travaille deux saisons comme ranger dans le parc national des Arches, en plein coeur du désert de l’Utah. Lorsqu’il y retourne, une dizaine d’années plus tard, il constate avec effroi que le progrès est aussi passé par là. Cette aventure forme la base d’un récit envoûtant, véritable chant d’amour à la sauvagerie du monde, mais aussi formidable coup de colère du légendaire auteur du Gang de la clef à molette.



Premier matin




C'est le plus bel endroit au monde.
      Des endroits comme ça, il en existe beaucoup. Tout homme, toute femme, a dans son coeur et dans son esprit l'image de l'endroit idéal, de l'endroit juste, de l'authentique chez-soi, connu ou inconnu, réel ou imaginé. Une péniche dans le Cachemire, un appartement avec vue sur Atlantic Avenue à Brooklyn, un corps de ferme gothique tout gris au bout d'un chemin de pierres dans les Allegheny Mountains, une cabane sur la berge d'un lac bleu dans la région des pins et des épicéas, une ruelle poisseuse près de la rive de l'Hudson, à Hoboken, ou même, pourquoi pas, pour les personnes au tempérament moins exigeant, une vue sur le monde depuis un appartement confortable en haut d'une tour noyée dans le smog onctueux et velouté de Manhattan, Chicago, Paris, Tokyo, Rio ou Rome - il n'y a pas de limite à la capacité qu'a l'homme de se sentir chez lui quelque part. Des théologiens, des aviateurs et des astronautes ont même pu sentir l'appel de ce chez-soi descendre sur eux depuis l'en haut et les vastes régions désertiques de l'espace interstellaire. 
      Pour moi, ce sera Moab, Utah. Je ne parle pas de la ville elle-même, bien sûr, mais de ses environs : le pays des canyons. Le désert de grès lisse. La poussière rouge et les à-pics brûlés et le ciel solitaire. Tout ce qui se trouve au-delà du bout des routes.
      Ce choix m'est apparu comme une évidence ce matin lorsque je suis sorti d'une caravane - de ma caravane - de logement du Service des parcs et que j'ai admiré pour la première fois de ma vie un lever de soleil sur les hoodoos de l'Arches National Monument.
      Je n'avais pas pu en voir grand-chose la veille au soir. Après avoir roulé toute la journée - quatre cent cinquante miles* - depuis Albuquerque, j'avais atteint Moab de nuit par un temps froid, venteux et nuageux. Au siège administratif du parc, au nord de la ville, j'avais rencontré le directeur et le chef ranger qui étaient, avec un homme chargé de maintenance et de l'entretien, les seuls employés permanents au sein de cette cellule particulière du système des parcs nationaux américains. Ils m'offrirent un café, puis me donnèrent les clefs de ma caravane ainsi que des indications pour la trouver; ma mission implique que je vive et travaille non pas au siège mais dans ce poste avancé à quelque vingt miles à l'intérieur du parc. Seul. C'est exactement ce que je voulais, naturellement, sans quoi je n'aurais jamais postulé pour ce job.
      Je quittai le siège et les lumières de Moab, roulai douze miles vers le nord sur la grand-route, jusqu'à un croisement avec une piste de terre sur la droite, marquée par un petit panneau de bois indiquant : ARCHES NATIONAL MONUMENT 8 MILES. Je quittai le macadam et tournai vers l'est et la grande nature sauvage. Le vent du nord-ouest hurlait, les nuages noirs filaient devant les étoiles - tout ce que je voyais, c'était des touffes de buissons et quelques genévriers çà et là au bord de la route. Puis je vis un autre petit panneau :

DANGER
SABLE MOUVANT
NE TRAVERSEZ PAS LE LIT
SI VOUS VOYEZ DE L'EAU

      Dans le faisceau de mes phares, le lit semblait parfaitement sec. Je descendis le talus, traversai et remontai le l'autre côté pour continuer à m'enfoncer dans la nuit. De chaque côté, j'entraperçus d'étranges blocs de roche pâle, comme des éléphants, des dinosaures ou des gobelins du Néolithique pétrifiés. De temps à autre, quelque chose de vivant traversait la route à toute vitesse : rat kangourou, lièvre, et un animal qui ressemblait à un croisement entre un raton laveur et un écureuil - le bassaris rusé. Un peu plus loin, un couple de cerfs mulets surgit hors d'un buisson et détala en diagonale dans le losange de mes phares, soulevant des petits nuages de poussière que le vent, plus rapide que mon pick-up, emportait loin devant moi, hors de vue dans la nuit. Ma route étroite et rocailleuse serpentait en virages serrés, plongeait dans des ravines, en remontait, tout en grimpant progressivement vers un sommet que je ne découvrirais qu'à la lumière du lendemain.

* Par souci d'authenticité, les unités de mesure américaines sont conservées : ainsi, un mile représente environ 1,6 km ; un yard 0,9 m ; un pied 30,5 cm et un pouce 2,5 cm. Une acre représente 0,4 ha. (Toutes les notes sont du traducteur.)


Désert solitaire (Desert solitaire), Edward Abbey, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos, préfacé par Doug Peacock, collection "Totem", Gallmeister, n°110, 23 août 2018, 346 pages, 10 €.


Bon dimanche et à bientôt ^^






1 commentaire:

  1. Je me suis acheté Le gang de la clef à molette le mois dernier, on m'en avait dit beaucoup de bien.

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