dimanche 25 février 2018

Premières lignes #27 : "Larmes blanches" de Hari Kunzru

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...

Aujourd'hui, je vous propose de découvrir l'incipit de Larmes blanches de Hari Kunzru, un roman singulier et déstabilisant sur l'appropriation par les Blancs de la musique noire, aux Etats-Unis. C'est une aventure littéraire hors du commun, dans un univers sombre, entre réel et fantastique, présent et passé. Bonne lecture !


Carter et Seth, âgés d'une vingtaine d'années, appartiennent a des mondes opposés. Le premier est l'héritier d'une grande fortune américaine, l'autre est un misfit social sans le sou, timide et maladroit. Ils forment un tandem uni par une passion commune, la musique, qu'ils écoutent dans leur studio. Seth, obsédé par le son, enregistre par hasard un chanteur de blues inconnu dans Washington Square. Carter, enthousiasmé par la mélodie, l'envoie sur Internet, prétendant que c'est un disque de blues des années 20, un vinyle perdu depuis longtemps, oeuvre d'un musicien obscur, Charlie Shaw.
Lorsqu'un vieux collectionneur les contacte pour leur dire que leur faux musicien de blues a réellement existé, Seth accompagné par Leonie, la soeur de Carter, partent dans le Mississipi sur les traces de ce personnage.


      Souvent cet été-là, je passais le pont, attachais mon vélo devant l'un des bars d'Orchard Street, flânais dans la ville et enregistrais. Lieux et gens. Fumeurs, querelles d'amoureux, deals de drogue. Je voulais enregistrer le monde et le restituer tel que je l'avais trouvé, sans changement ni ajout. Je recueillais des sons d'orages, de musiques qui venaient des voitures, ou de métros grondant sous terre ; tout cela était réalité, une matière dont ces derniers temps je m'étais mis à avoir un besoin effréné, comme si j'avais manqué de quelque vitamine ou minéral indispensable. J'étais équipé d'un système binaural, deux petits micros dans les oreilles qui ressemblaient à des écouteurs, un enregistreur portable attaché à la ceinture sous la chemise. C'était discret. Personne n'a jamais remarqué. Je pouvais errer où je voulais puis rentrer et tout réécouter au studio, dans le casque à mille dollars de Carter. Il y avait toujours des phénomènes dont je n'avais pas eu conscience, des poches de son que j'avais traversées sans le savoir.
      Toute onde sonore a un effet physiologique, toute vibration. J'ai un jour écouté un enregistrement d'une femme qui chantait, assise sur une véranda. On l'entendait taper du pied, marquer le rythme. On entendait le grincement du fauteuil à bascule, les grillons dans les arbres. On savait que c'était le soir à cause des grillons. J'ai eu l'impression que je glissais, que si je me laissais aller, je perdais le contact avec le présent et me retrouverais là-bas, il y a soixante-dix ou quatre-vingts ans. Le plancher de bois brut, le toit en surplomb, sa voix traversant l'air humide et lourd jusqu'au diaphragme du micro, et là convertie en énergie électrique, figée, puis le processus tout entier inversé, électricité ébranlant la membrane du haut-parleur, son se déversant dans mes oreilles et me reliant à ce lieu et cette époque lointaine. Je la sentais couler, cette voix, emplir les cavités de mon corps, repousser le présent comme de l'eau qui emplit une citerne.

Larmes blanches (White Tears), Hari Kunzru, traduit de l'anglais par Marie-Hélène Dumas, JC Lattès, collection "Littérature étrangère", janvier 2018, 372 pages, 21,50 €, format numérique : 14,99 €.



Je vous souhaite un très bon dimanche et de belles lectures.

A demain ^^




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