mercredi 25 avril 2018

"La Saison des feux" de Celeste Ng

Le feu des femmes

"Les règles existaient pour une raison : si vous les suiviez, vous réussiriez ; sinon, vous risquiez de réduire
le monde en cendres."



Présentation de l'éditeur

À Shaker Heights, banlieue riche et tranquille de Cleveland, tout est soigneusement planifié pour le bonheur des résidents. Rien ne dépasse, rien ne déborde, à l’image de l’existence parfaitement réglée d’Elena Richardson, femme au foyer exemplaire. Lorsque Mia Warren, une mère célibataire et bohème, vient s’installer dans cette bulle idyllique avec sa fille Pearl, les relations avec la famille Richardson sont d’abord chaleureuses. Mais peu à peu, leur présence commence à mettre en péril l’entente qui règne entre les voisins. Et la tension monte dangereusement à Shaker Heights.


Mon Avis

Dans le second roman de Celeste Ng, tout commence par... un incendie. Une maison dans une banlieue huppée de Cleveland s'enflamme. A Shaker Heights, où la devise est : "La plupart des communautés se développent au hasard, les meilleures sont planifiées", c'est la pagaille. "Il y avait des règles, de nombreuses règles, qui régissaient ce que vous pouviez pas faire". Une pelouse arborée pour chaque maison, une certaine couleur pour chaque type de maison, même chose pour les boiseries. Bref, dans ce quartier résidentiel, tout est planifié, tout est règlementé, tout est "carré". Pourtant, la maison splendide des Richardson brûle en cette matinée d'été. Les voisins se massent autour de la barrière de sécurité installée par les policiers et les pompiers. Bien entendu, ils parlent. "Il y avait toujours eu quelque chose qui clochait" dans cette famille. Leur fille de 12 ans, Izzy, était un peu cinglée, tout le monde le savait. Et maintenant, Izzy s'était échappée, laissant Madame Richardson seule, dans son peignoir bleu pâle, sur sa pelouse arborée. Que diront les voisins lorsqu'ils apprendront que les locataires de Madame Richardson sont partis la veille au soir ? Diraient-ils aussi qu'elles étaient louches ? Il est vrai que Mia et sa fille de 15 ans, Pearl, sont totalement opposées à la famille Richardson. Que s'est-il passé entre ces deux familles ? Où se trouve Izzy ? Que va faire cette pauvre Madame Richardson, en peignoir bleu pâle à midi passé, les yeux rivés sur sa maison en flammes ?

L'auteure américaine ne répond pas évidemment tout de suite à nos questions. Après l'incendie, s'en suit un long retour en arrière, lorsque Mia et Pearl emménagent dans la maison locative des Richardson. Qu'est-ce qui a pu embraser les esprits ? 


La Saison des feux joue sur la dualité tranchante entre Mia et Mme Richardson. Mia est une artiste, une photographe, qui parcourt les quatre coins des Etats-Unis pour ses créations. Elle réalise ses photos, les vend et puis part dans un nouvel endroit. Elle brûle même les photos qu'elle n'a pas vendues avant de prendre le large.

Pearl est obligée régulièrement de changer de lycée, de se faire de nouveaux amis, et cette vie instable ne lui convient plus. Cependant, elle admire sa mère et elle est persuadée que celle-ci deviendra un jour une célèbre artiste.

"Elle serait célèbre un jour, Pearl en était certaine ; un jour sa mère adorée ferait partie de ces artistes, comme De Kooning, ou Warhol ou O'Keeffe, dont tout le monde connaissait le nom. C'était pour ça que, dans un sens, elle acceptait la vie qu'elles avaient toujours menée, leurs vêtements dénichés dans des friperies, leurs lits et leurs chaises de récupération, la précarité de leur situation. Un jour tout le monde verrait le génie de sa mère." (page 40)

Mia et Pearl Warren n'ont presque rien. Elles voyagent léger. Parfois, elles dormaient dans leur vieille voiture et roulaient jusqu'à un endroit qui convient à Mia. Elle trouvait un studio pour elles deux et Mia travaille à côté pour subvenir à leurs besoins. A Shaker Heights, elle est serveuse dans un restaurant chinois. Bref, la vie des Warren est précaire, instable, mais toutes deux arrivent à s'en sortir malgré tout. Lorsque Moody, le deuxième fils des Richardson, invite Mia à entrer chez lui, Pearl découvre un univers qu'elle ne connaît pas :


"Il y avait Mme Richardson qui, dans la cuisine, préparait des cookies - chose que sa mère ne faisait jamais, même si, quand Pearl insistait vraiment, il pouvait lui arriver d'acheter de la pâte sous cellophane qu'elles découpaient en ronds. Il y avait M. Richardson, minuscule sur la large pelouse verte, qui versait avec dextérité du charbon de bois dans un barbecue argenté et brillant. Il y avait Trip, affalé dans le long canapé d'angle, d'une beauté impossible (...). Et il y avait Lexie, face à lui dans une mare de soleil, qui détourna les yeux de la télévision pour les poser sur Pearl tandis qu'elle entrait dans la pièce (...)." (pages 45-46)

Pearl aime tellement les Richardson qu'elle passe de longs moments avec eux. Elle est fascinée par Mme Richardson : "Si elle était apparue sur un écran de télévision, elle aurait semblé aussi irréelle qu'un personnage de feuilleton". Un peu à la manière de Bree Van de Kamp. Mia est un peu agacée par l'influence des Richardson sur sa fille, surtout lorsque cette dernière l'interroge sur ses origines, sur son père dont elle ne sait rien. Par ailleurs, Mme Richardson ne comprend pas du tout le mode de vie de Mia : comment peut-elle faire subir la vie d'artiste à sa fille ? Pourquoi fallait-elle qu'elle change régulièrement d'endroit ? Se rend-elle compte qu'elle gâche ainsi la vie de sa fille ? Mme Richardson est persuadée que sa vie, réglée comme du papier à musique, est LA voie à suivre, celle d'une vie exemplaire et heureuse.


"Mme Richardson avait toute sa vie durant vécu une existence ordonnée et bien réglée. (...) Elle avait été élevée pour suivre les règles, pour croire que le fonctionnement du monde dépendait de sa capacité à s'y conformer, et c'était précisément ce qu'elle faisait et croyait. Elle avait un plan, depuis l'enfance, et l'avait scrupuleusement suivi : lycée, université, petit ami, mariage, emploi, emprunt immobilier, enfants. (pages 83-84)

Face à Mia, Mme Richardson est perturbée et décide de l'embaucher comme femme de ménage chez elle, non par charité, mais pour l'observer. Et contre toute attente, Mia accepte de travailler chez les Richardson pour les "étudier", pour découvrir ce qu'ils ont de si fascinant. Ces deux femmes opposées vont donc s'observer, de toiser de loin, essayer de comprendre leurs différences. 

Néanmoins, Mia étant introduite dans la vie familiale des Richardson, plus rien ne sera pareil. Pearl vit mal cette "intrusion", Izzy la rebelle se rapproche de Mia. On a l'impression que ces deux personnages échangent leurs places en quelque sorte. L'une veut faire partie d'une fratrie, l'autre veut une mère beaucoup moins stricte, beaucoup moins rigide.  

"Pour un parent, un enfant n'est pas une simple personne : c'est un endroit, une sorte de Narnia, un lieu vaste et éternel où coexistent le présent qu'on vit, le passé dont on se souvient et l'avenir qu'on espère. On le voit en le regardant, superposé à son visage : le bébé qu'il a été, l'enfant puis l'adulte qu'il deviendra, tout ça simultanément, comme une image en trois dimensions. C'est étourdissant. Et à chaque fois qu'on le laisse, chaque fois que l'enfant échappe à notre vue, on craint de ne jamais pouvoir retrouver ce lieu." (pages 142-143)

Puis, une affaire éclate dans cette petite ville américaine et prend rapidement une dimension médiatique. Le quartier, puis la famille Richardson se divise sur cette affaire. 
Cet événement va réellement créer une tension entre ces deux femmes. Une tension qui va crescendo. Un feu qui brûle à l'intérieur.

"Même alors que Mia sentait ce qu'elle était sur le point de déclencher ; une odeur brûlante lui piquait les narines, comme les premières effluves de fumée provenant d'un incendie lointain." (page 143)

Alors que Mia est une femme qui "s'enflamme" vite, Mme Richardson pense que ce feu, cette colère, cette étincelle est néfaste, "une chose dangereuse". En évoquant les émeutes de 1968, Mme Richardson se pose la question : "Fallait-il vraiment brûler l'ancien pour faire place au neuf ?". Faut-il vivre une vie réglée et bien rangée pour être heureux ? Quelle est la bonne voie à suivre ? Et, finalement, y'a-t-il véritablement une bonne voie à suivre ? Celeste Ng nous offre une superbe réflexion sur la maternité, sur la différence sociale, sur les choix que nous avons à faire, sur les combats que l'on doit mener.

Enfin, qu'ajouter de plus sur La Saison des feux hormis qu'il est remarquable, tant au niveau de la structure, du style, des personnages, des histoires de vie. Il n'y a pas d'action, pas d'hémoglobine, mais il y a de la tension, des esprits enflammés, des injustices, des révoltes, des combats. Ce roman est une réussite sur tous les plans.

En bref, La Saison des feux est un thriller psychologique absolument remarquable. Ces deux femmes, ces deux familles, ces deux "mondes" sont fascinants. Secrets de famille, manipulations, faux-semblants, quelques coups bas, la tension va crescendo et nous sommes happés dans l'histoire. Les problématiques liées aux femmes, à la maternité, au racisme même, nous touchent directement et ne nous laissent pas indifférents. Un roman sur les femmes créé par une femme talentueuse. 

Un grand merci aux éditions Sonatine !



La Saison des feux (Little Fires Everywhere), Celeste Ng, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau, Sonatine, 05 avril 2018, 384 pages, 21 €, format Kindle : 14,99€.

Lire les premières lignes de La Saison des feux ? C'est ici.

Bonus n°1 : le mini-trailer de Sonatine 



Bonus n°2 : la vidéo de Politics and Prose (en anglais)



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