dimanche 27 mai 2018

Premières lignes #39 : "Idaho" d'Emily Ruskovich

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...



Aujourd'hui, je vous propose de lire avec moi le premier roman de l'autrice américaine Emily Ruskovich, Idaho. "Un livre magnifique" selon de New York Times, récompensé par le prestigieux prix Oliver Henry Award en 2015, il nous plonge dans les méandres du souvenir. J'ai hâte de le lire. Bonne lecture !


Idaho, 1995. Par une chaude journée d’août, une famille se rend dans une clairière de montagne pour ramasser du bois. Tandis que Wade, le père, se charge d’empiler les bûches, Jenny, la mère, élague les branches qui dépassent. Leurs deux filles, June et May, âgées de neuf et six ans, se chamaillent et chantonnent pour passer le temps. C’est alors que se produit un drame inimaginable, qui détruit la famille à tout jamais. Neuf années plus tard, Wade a refait sa vie avec Ann au milieu des paysages sauvages et âpres de l’Idaho. Mais alors que la mémoire de son mari s’estompe, Ann devient obsédée par le passé de Wade. Déterminée à comprendre cette famille qu’elle n’a jamais connue, elle s’efforce de reconstituer ce qui est arrivé à la première épouse de Wade et à leurs filles.
Idaho est un roman magnétique qui nous amène sur le chemin tortueux et imprévisible du souvenir. La voix particulière d’Emily Ruskovich, elle, demeure inoubliable.




2004




Ils n'utilisaient jamais le pick-up, sauf une ou deux fois par an pour aller chercher du bois de chauffage. Le véhicule était garé un peu plus haut sur la colline, devant le bûcher, où il recueillait la pluie au creux des bosses du capot, et les larves de moustique dans l'eau de pluie. C'était ainsi quand Wade était marié à Jenny, ça l'est toujours maintenant qu'il est marié à Ann.
      Ann gravit parfois la colline pour s'asseoir dans le pick-up. Elle attend que Wade soit occupé, afin qu'il ne remarque pas son absence. Aujourd'hui, elle s'y rend sous prétexte de rapporter du bois, en tirant une luge bleue à travers la boue, l'herbe et les plaques de neige. Le bûcher n'est pas très éloigné de la maison, mais il est dissimulé par un bosquet de pins ponderosa. Elle a le sentiment de commettre une effraction, comme si elle n'avait pas le droit de poser les yeux sur rien de ce qui se trouve ici. 
       Le pick-up est garé sur l'un des rares replats, une improbable terrasse taillée dans le flanc de la montagne. Devant le bûcher, de l'autre côté du pick-up, quelques briques tombées ici ou là jonchent l'herbe et la neige. Des tourets de fil de fer tordu sont appuyés contre les arbres. Accrochées à une longue branche de mélèze, deux cordes épaisses tanguent l'une en face de l'autre, bien qu'à une époque elles aient peut-être été reliées par une planche - la balançoire d'un enfant.
       On est en mars, il fait beau et froid. Ann s'installe sur le siège du conducteur et referme doucement la portière. Elle boucle la ceinture de sécurité, puis baisse la vitre qui lui projette alors quelques gouttes d'eau sur les genoux. Du bout du doigt, elle touche les taches humides, tout en traçant des lignes dans sa tête pour les relier et ainsi former un dessin sur sa cuisse. Ce dessin lui évoque une souris, ou du moins une souris telle qu'un enfant l'aurait dessinée, avec un visage en triangle et une longue queue entortillée. Neuf ans plus tôt, quand Wade était encore marié à Jenny et que ses deux filles étaient encore en vie, une souris s'est introduite dans le pot d'échappement, est remontée jusqu'au moteur et a fait son nid sur le collecteur d'admission. Ann songe à quel point il est étrange que Wade se souvienne de cette souris, du bruit de ses petites pattes courant sous le capot, et pourtant qu'il ait oublié le prénom de sa première femme. C'est du moins l'impression qu'il donne, parfois. Mais la souris... la souris est restée tout ce qu'il y a de plus vivante de sa mémoire.
       Quelques années après avoir épousé Wade, Ann a trouvé une paire de gants en daim dans une boîte à outils rangée en haut d'un placard. Ils étaient bien plus beaux que les gants de travail que Wade portait habituellement et paraissaient neufs malgré l'odeur de brûlé qui s'en dégageait. C'est comme ça qu'elle a découvert l'histoire de la souris. Elle lui a demandé pourquoi il laissait ces gants dans un placard au lieu de s'en servir. Wade lui a répondu qu'il voulait préserver cette odeur. 
       L'odeur de quoi ?
       D'un nid de rongeur ayant pris feu.
       La dernière odeur dans les cheveux de sa fille.



Idaho, Emily Ruskovich, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Simon Baril, Gallmeister, collection "Americana", mai 2018, 368 pages, 23,50 €.


Je vous souhaite un excellent dimanche !

A demain ^^



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