mercredi 14 mars 2018

"L'été de la haine" de David Means

Réécrire l'histoire,
chasser les souvenirs

"L'amour, c'est quand on voit à la fois la forêt et les arbres, et qu'on a une perception complète des deux. L'amour, ça consiste à s'excuser, encore et encore et encore."




Présentation de l'éditeur


Lors de son retour de la guerre du Vietnam, le jeune vétéran américain Eugene Allen passe tout son temps à taper à la machine un roman intitulé Hystopia, qui sera découvert et publié après sa mort, dans les années soixante-dix. Il y dépeint une Amérique parallèle dans laquelle le gouvernement de John Fitzgerald Kennedy a mis au point un traitement pour guérir les soldats rescapés du Vietnam de leur trauma. Sous l'influence d'un stupéfiant très puissant, le Tripizoïde, ils rejouent les scènes de combat qu'ils y ont vécues et finissent par oublier leurs véritables souvenirs. Le traitement de "repliement" se révèle toutefois partiellement efficace et certains soldats "mal repliés" sèment le chaos dans le pays, poursuivant la guerre qui se joue toujours dans leur tête. La Brigade Psycho tente de maintenir l'ordre. L'agent Singleton - un vétéran "replié" - et l'agent Wendy sont aux trousses de Rake, un rescapé particulièrement meurtrier. Malgré sa mémoire effacée, Singleton devine que quelque chose le relie à Rake. A travers le personnage d'Eugene Allen, David Means compose un roman ténébreux et brutal qui démontre qu'utopie et dystopie ne font parfois qu'un.


Mon Avis


L'antonyme du "Summer of Love" de 1967. L'été de la haine. Ni l'amour ni la joie, mais la douleur et la rage de soldats traumatisés rentrés au pays. L'été de la haine, c'est d'abord un roman qui parle d'un auteur et de son roman, Hystopia. La première page s'ouvre sur la note d'un éditeur anonyme qui nous présente l'auteur, Eugene Allen, jeune vétéran de la guerre du Vietnam, et nous apprend comment il a construit son œuvre. Des extraits d'entretiens avec ses amis et sa famille sont dévoilés, ainsi qu'un extrait de ses propres notes. 

On découvre en Eugene Allen un jeune homme taciturne, solitaire, aux tendances suicidaires, traumatisé par les horreurs de la guerre, mais aussi par la mort tragique de sa sœur bien aimée, Meg. Sa souffrance est telle qu'il s'est suicidé avant que son roman ne soit publié.

"(...) un vétéran du Vietnam de 22 ans s'installe à son bureau et construit un monde fictif qui est - pour citer le critique Harold R. Ross - "plié en deux, replié sur lui-même, aussi violent et déstabilisé que notre époque même, aussi absurde et lourde de sens." (page 21)


Hystopia dépeint une Amérique parallèle dans laquelle John Fitzgerald Kennedy n'a pas été assassiné en 1963. Il a même survécu à six tentatives d'assassinat, entame son troisième mandat et conduit d'une main de fer la guerre au Vietnam. Dans cette Amérique fictive, le gouvernement a mis en place un traitement pour guérir les soldats de leur trauma. Grâce à une drogue très puissante, le Tripizoïde, ils rejouent les scènes de combat telles qu'ils les ont vécues et oublient leurs souvenirs. Cette méthode de guérison s'appelle le "repliement". Cependant, elle ne marche pas à tous les coups et aggrave même le trauma chez certains vétérans. Ceux-ci deviennent incontrôlables et sèment le chaos dans le pays. C'est le cas de Rake, l'un des premiers à recevoir le traitement. C'est un être épris de haine et de colère, qui a basculé dans une folie meurtrière. Il "ne tue jamais pour une "bonne" raison". 

"Ils m'ont laissé tomber massivement, parce qu'ils n'ont pas pris soin de moi quand je suis rentré de la guerre. Ils m'ont emmené au Texas et placé dans un de leurs centres de reconstitution et bourré de Tripizoïde, et tout ce qu'ils ont réussi à faire c'est redoubler le trauma, augmenter ce qu'ils essayaient de diminuer." (page 44)

Lorsqu'on le suit dès les premières pages de Hystopia, il est accompagné de celle qu'il a enlevée au centre, Meg, une jeune femme "repliée". Elle assiste, droguée et impuissante, aux meurtres perpétrés par Rake. Il est persuadé que son histoire à elle est liée à la sienne, même s'il n'en connaît pas véritablement la raison. 

D'un côté, nous avons le duo Rake-Meg et leur échappée sanglante, et de l'autre, nous suivons le couple amoureux Singleton et Wendy, deux agents de la Brigade Psycho chargés de retrouver Rake et de l'arrêter. Singleton est un vétéran "replié" qui est persuadé avoir un lien avec Rake. Il existe deux façons de "replier" une mémoire "dépliée" : l'immersion dans l'eau glaciale ou un coït orgasmique. Il tente par tous les moyens (sexe, drogues) de recueillir quelques souvenirs liés à Rake sans que le trauma ne le submerge à nouveau. 
Quant à Rake et à Meg, ils trouvent refuge chez Hank, un vétéran qui s'est "replié" seul et qui attache beaucoup d'importance à la nature. Rapidement, un lien affectif se crée entre Hank et Meg. Ils cherchent secrètement un moyen de se débarrasser de Rake, une bonne fois pour toutes. Mais la rage de Rake s'accroît et les émeutes éclatent dans le pays, tout ceci dans une atmosphère apocalyptique...

Comment surmonter le traumatisme après les combats ? Que deviennent les soldats dès qu'ils rentrent chez eux ? L'Eté de la haine dénonce en partie l'absurdité de la guerre, l'impuissance du gouvernement face à ces soldats détruits. 

"(...) un aller-retour en zone de combat, vite fait bien fait, et hop, en un clin d'œil, pareil, retour aux States, retour au Monde ; on titubait dans les rues sous le délire et sous la gloire ; on frappait à la porte du doux foyer et on entrait au salon avec le paysage du Vietnam encore gravé derrière nos yeux ; Papa dans son fauteuil, un verre à la main ; Maman à côté de lui, attendant que je parle ; et laisse-moi te dire, Meg, que leurs questions sortaient tout droit des magazines féminins, à la rubrique "Comment parler avec un vétéran du Vietnam", qui suggérait d'éluder le sujet de la mort. (...) En tout cas, aucune allusion à la guerre. Pas un mot. Pas un seul mot pendant les cinq premières semaines où j'étais à la maison." (page 199)

On devine dans Hystopia une colère violente, une rage ravageuse contre la politique mise en place aux Etats-Unis.

"Peut-être que l'Histoire était en marche aux Etats-Unis. En tout cas, putain, ça avançait comme un bulldozer. L'Année de l'Amour cédait à l'Année de la Haine. Il se passait quelque chose de cathartique. Les idéaux s'effondraient, se couchaient sagement sur le bas-côté, l'un après l'autre, et laissaient place à la violence. Le Vietnam s'infiltrait au pays. Soldat après soldat il revenait, avec ses codes. On le sentait." (page 200)

Les dialogues entre Singleton, qui a tout oublié de la guerre, et les vétérans qui ont gardé tous leurs souvenirs, sont fascinants. En effet, certains vétérans ne peuvent pas bénéficier du traitement, à l'instar des mutilés ou de ceux qui ont combattu il y a longtemps (guerre de Corée, Seconde guerre mondiale). Ceux-là n'ont pas d'autre choix que de vivre avec leurs traumatismes et d'y faire face. Vivraient-ils mieux en oubliant complètement ce qu'ils ont vécu ? Effacer les souvenirs douloureux s'avère-t-il réellement efficace pour vivre une vie "normale" ? David Means nous offre des pistes de réflexion intéressantes en confrontant Singleton et les autres vétérans non "repliés". 

Hystopia regorge de personnages fascinants, mais le personnage central de cette histoire, c'est bel et bien Eugene Allen. Ce jeune homme de 22 ans, vétéran, traumatisé par la guerre et la mort de sa sœur, s'est donné la mort parce qu'il ne pouvait pas surmonter les horreurs qu'il a vécues. On se rend compte que l'écriture de son roman a été pour lui une sorte de défouloir, un cri de colère et une manière de réécrire la destinée de sa sœur, dont la vie s'est brisée tragiquement. Construire et faire évoluer le personnage de Meg a donné une sorte de seconde vie à sa sœur. Elle ne s'est pas enfuie du centre, elle a été enlevée de force. Elle n'a pas fait de mauvaise rencontre, elle a rencontré l'homme qui lui a sauvé la vie : Hank, l'homme proche de la nature, tel qu'Eugene l'a été à un moment de sa vie. Hystopia explore massivement la douleur, les effets de la drogue, la violence et la colère, mais c'est aussi un roman d'une intense poésie.

"Assis à côté d'elle, il regarda le ciel, ses blancs perlés, ses gris pesants, ses argentés intenses vers l'horizon, qui agrippaient l'eau soulevée - à la couleur voisine, pas si différente - tandis que le ciel s'abaissait pour former une bande de ténèbre profonde à leur lisière, et les lourdes vagues plus proches avançaient laborieusement, laissant entre elles de longs espaces comme si elles s'évitaient, et il entendait - dans le bruit des vagues, l'envol du vent - la parole adressée aux arbres derrière eux, et les arbres qui répondaient, dans un profond soupir, et le parfum lointain des vastes forêts boréales au plus haut du Bouclier canadien, où se dessinait une réponse à l'éternelle question." (page 251)

En bref, L'Eté de la haine est un roman complexe et singulier dans sa structure et dans son style : une mise en abyme, une intrigue oscillant entre utopie et dystopie, un style d'écriture parfois déstabilisant. Au cœur de ce livre, il y a un auteur, Eugene Allen, un être brisé par la guerre et la mort tragique de sa sœur ; et son roman, Hystopia. C'est un récit qui dénonce le traumatisme et les horreurs d'une guerre absurde, mais aussi les dysfonctionnements du gouvernement américain dans la prise en charge de ses vétérans traumatisés. Brutal, déroutant, fascinant, L'Eté de la haine est une mise en abyme intelligente et captivante sur la douleur et la création littéraire.
Sélectionné pour le Man Booker Prize 2016, le premier roman de David Means est unique de par son intelligence, sa singularité, sa beauté des mots dans un monde terriblement violent.
A noter également : l'excellent travail de traduction de Serge Chauvin (qui est notamment le traducteur du célèbre Underground Railroad de Colson Whitehead).



Un grand merci aux éditions Gallimard !


L'Eté de la haine (Hystopia), David Means, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Serge Chauvin, Gallimard, collection "Du monde entier", février 2018, 416 pages, 23 €.

Bonus : Interview de David Means par PBS Books (en anglais)






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Bonne lecture !

A bientôt ^^




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