dimanche 4 mars 2018

Premières lignes #28 : "My Absolute Darling" de Gabriel Tallent

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...

Aujourd'hui, je vous propose de lire les premières lignes de ma lecture actuelle, My Absolute Darling de Gabriel Tallent, le roman-phénomène de l'année 2017 selon le New York Times. Je dois dire que je suis vraiment emballée par ce premier roman. J'adore Turtle, l'héroïne qui tente de se construire loin de son père, narcissique et monstrueux. Bonne lecture !



À quatorze ans, Turtle Alveston arpente les bois de la côte nord de la Californie avec un fusil et un pistolet pour seuls compagnons. Elle trouve refuge sur les plages et les îlots rocheux qu’elle parcourt sur des kilomètres. Mais si le monde extérieur s’ouvre à elle dans toute son immensité, son univers familial est étroit et menaçant : Turtle a grandi seule, sous la coupe d’un père charismatique et abusif. Sa vie sociale est confinée au collège, et elle repousse quiconque essaye de percer sa carapace. Jusqu’au jour où elle rencontre Jacob, un lycéen blagueur qu’elle intrigue et fascine à la fois. Poussée par cette amitié naissante, Turtle décide alors d’échapper à son père et plonge dans une aventure sans retour où elle mettra en jeu sa liberté et sa survie. My Absolute Darling a été le livre phénomène de l’année 2017 aux États-Unis. Ce roman inoubliable sur le combat d’une jeune fille pour devenir elle-même et sauver son âme marque la naissance d’un nouvel auteur au talent prodigieux.



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La vieille maison est tapie sur sa colline, avec sa peinture blanche écaillée, ses baies vitrées, ses frêles balustrades en bois envahies de sumac vénéneux et de rosiers grimpants. Leurs tiges puissantes ont délogé les bardeaux qui s'entremêlent désormais parmi les joncs. L'allée de graviers est jonchée de douilles vides tachées de vert-de-gris. Martin Alveston descend du pick-up et ne regarde pas Turtle qui reste assise derrière lui dans l'habitacle, il gravit le porche, ses chaussures militaires émettent un son creux sur les planches, un homme robuste en chemise à carreaux et jean Levi's qui ouvre la porte vitrée coulissante. Turtle attend, elle écoute les cliquetis du moteur avant de lui emboîter enfin le pas.
      Dans le salon, une fenêtre est barricadée de feuilles de métal et de contreplaqué d'un centimètre clouées au chambranle, couvertes de cibles de tir. Les impacts sont si rapprochés, on croirait que quelqu'un y a planqué un calibre 10 avant d'en exploser le centre ; les balles scintillent dans leurs trous déformés comme de l'eau au fond d'un puits.
      Son papa ouvre une conserve de haricots Bush's sur le vieux poêle et il gratte une allumette contre son pouce pour démarrer le feu qui grésille et se réveille lentement, sa flamme orange contre les murs sombres en séquoia, les placards en bois brut et les pièges à rats tachés de graisse.
       A l'arrière de la cuisine, la porte n'a pas de verrou, rien que des trous en guise de poignée et de serrure, Martin l'ouvre d'un coup de pied et sort sur le porche à moitié terminé, les lattes disjointes peuplées de lézards des palissades et de mûriers parmi lesquels jaillissent des prêles et de la menthe sauvage, douce avec son étrange duvet et ses relents amers. Debout jambes écartées sur les lattes, Martin saisit la poêle où il l'a suspendue sur les bardeaux défaits afin que les ratons laveurs l'y lèchent et la nettoient. Il ouvre le robinet à l'aide d'une clé à molette rouillée et asperge la fonte, puis il arrache des poignées de prêle pour frotter les endroits encore sales. Il rentre, dépose la poêle sur la plaque du fourneau où l'eau crache et siffle. Il ouvre le frigo vert olive dont l'ampoule a grillé et en sort deux steaks enveloppés dans un papier marron de boucher, il tire de sa ceinture son couteau Daniel Winkler et l'essuie sur sa cuisse avant d'embrocher chaque steak au bout de la pointe et de les lancer dans la poêle.
      Turtle saute sur le plan de travail - des planches en séquoia rugueux, les clous entourés d'anciennes empreintes de marteau. Elle prend un Sig Sauer parmi les conserves jetées là et fait coulisser la glissière afin de voir le cuivre logé dans la chambre. Elle lève l'arme et se retourne pour voir sa réaction, il reste figé, une main sur les placards, il sourit d'un air fatigué sans lever les yeux.
      A six ans, il lui avait enfilé un gilet de sauvetage en guise de protection, il lui avait conseillé de ne pas toucher aux douilles brûlantes et lui avait tendu une carabine Ruger .22, l'avait fait asseoir sur la table de la cuisine et empoigner l'arme dans un torchon roulé. Papy avait dû entendre les détonations à son retour du magasin de spiritueux car il était entré vêtu de son jean, de son peignoir en éponge et de ses pantoufles en cuir ornées de petits glands, et il était resté planté dans l'embrasure de la porte et il avait lâché : "Nom de Dieu, Marty." Papa était installé sur une chaise près de Turtle et il lisait Enquêtes sur les principes de la morale, de Hume, il avait retourné le livre sur sa cuisse afin de marquer la page et il avait dit : "Va dans ta chambre, Croquette." Et Turtle s'était éloignée dans l'escalier grinçant, dépourvu de rambarde et de contremarches, les planches taillées dans un tronc noueux de séquoia, les poutres de renforcement fendues et tordues par un mauvais séchage, leurs déformations repoussant peu à peu les clous hors des planches à nu et tendues presque jusqu'au point de rupture. Les deux hommes silencieux en bas, Papy qui observait sa petite fille, Martin qui caressait du bout du doigt les lettres dorées sur le dos de son livre. Même à l'étage, sur son lit en contreplaqué et le sac de couchage militaire au-dessus d'elle, elle les entendait, Papy qui disait : "Nom de Dieu, Martin, c'est pas une façon d'élever une gamine" et Papa, qui n'avait rien répondu pendant un moment, lâchait : "C'est chez moi, ici, ne l'oublie pas, Daniel."


My Absolute Darling, Gabriel Tallent, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski, Gallmeister, mars 2018, 464 pages, 24,40 €.


Je vous souhaite un très bon dimanche plein de belles lectures.

A demain ^^






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