vendredi 23 mars 2018

"Jesse le héros" de Lawrence Millman

Jesse s'en va-t-en guerre

"Sang ou pas sang, tuer avait été facile. (...) Nettement plus facile que nouer ses lacets le matin."



Présentation de l'éditeur

Un roman exceptionnel, mystérieusement resté inédit en France depuis sa parution en 1982.
1968, Hollinsford, New Hampshire. Élevé par son père, Jesse a toujours été un outsider au comportement inquiétant, rejeté par les autres enfants du village. Avec l'adolescence, les choses ne s'arrangent pas. On l'accuse aujourd'hui d'avoir violé une jeune fille, on le menace d'un placement en institution spécialisée. Mais tout ce qui préoccupe Jesse, ce sont les images du Vietnam, qu'il suit obsessionnellement à la télévision, celles de cette guerre où est parti son frère Jeff, qu'il idolâtre. Lorsque celui-ci, démobilisé, revient au pays, rien ne se passe comme Jesse l'espérait. Et c'est pour notre héros le début d'une escalade meurtrière à la noirceur extrême.
Entre le Holden Caulfield de L'Attrape-cœur et le Patrick Bateman d' American Psycho, Jesse est difficile à situer. Est-il la victime d'un handicap mental, d'un contexte familial perturbé, d'une société où fleurissent les images violentes, ou bien un tueur en série sans empathie, capable d'éliminer ses contemporains aussi facilement que ces rats sur lesquels il aime tirer ? Lawrence Millman nous abandonne entre ces hypothèses perturbantes, jusqu'aux dernières pages du livre et leur étonnante conclusion.
Un chef-d'œuvre du noir enfin extirpé de l'oubli.


Mon Avis

Nous sommes dans le New Hampshire, en 1968. Jesse, adolescent attardé, vit avec son père. Il attend avec impatience son frère aîné Jeff, parti à la guerre au Vietnam. Nous sommes plongés dans les pensées de Jesse, qui ne cesse de regarder à la télé les images violentes de la guerre au Vietnam, en espérant y apercevoir son frère.

"Jesse regarda son père allumer la télé. Il faillit sauter de joie quand il vit des images de guerre. La guerre de son frère Jeff. Le Vietnam. Le Vietnam était son émission préférée de tous les temps. (...) Il essayait voir un jour son frère parmi eux. Il scrutait l'écran avec intensité, cherchait à apercevoir Jeff dans la végétation. Il cherchait son frère dans les jungles, les villages de huttes et les hautes montagnes, partout. Juste un aperçu et il serait satisfait." (page 12)

Son père, fatigué, est complètement dépassé par son fils. On apprend dès les premières pages que Jesse a violé une jeune fille. Malgré les conseils insistants du révérend de placer le jeune homme à Concord, une institution spécialisée, son père refuse catégoriquement de se séparer de lui : "Enfermé à Concord, pour moi ce serait comme s'il était mort. Tout comme s'il était mort...". Pendant ce temps, Jesse s'imagine souvent en héros de guerre invincible et triomphant, loin des moqueries et des sarcasmes qu'il subit au quotidien.

"Et l'enfant se vit enveloppé dans le drapeau, sans la bière, et revenant de la guerre. Il se vit parader devant les gamins tel le coq du village, et personne oserait le traiter de cinglé de peur d'insulter le drapeau américain. C'est Jesse le Héros, qu'ils murmureraient. En permission après avoir gagné la guerre. C'est un vrai spectacle, mec. Je parie que même son slip est fait en drapeau." (page 42)

Le retour de Jeff, en permission, devait être une fête pour Jesse. Il adore son frère qu'il considère comme son meilleur - et seul - ami. Jeff racontait des histoires glauques à Jesse, jouait avec lui. Mais au retour de Jeff, cette complicité fraternelle vole en éclats : Jeff met une sacrée raclée à son frère. Son père lui a dit pour le viol. Jeff, plus mature et plus assuré que leur père, parvient à faire bouger les choses : Jesse partira à Concord dès le lendemain matin. Et tout bascule. Jesse, se sentant trahi et abandonné de tous, n'écoute plus que ses pulsions. Il s'enfuit de chez lui et débute alors une longue errance, qui ressemble plus à une descente aux enfers. Au fil des rencontres, Jesse n'écoutera que son instinct. Quitte à tuer autre chose que les rats ou des lamproies.

Lawrence Millman, connu pour ses récits de voyage, a extrêmement bien construit son personnage. Jesse est handicapé mental incapable de distinguer le bien du mal, nourri d'images violentes, entouré de personnages désabusés. Il se sent trahi et abandonné par les siens, par son père, son frère mais aussi par sa mère disparue. 

"Il disait que sa mère était morte pour lui échapper. Elle était aussi mauvaise que certains des enfants. Elle n'était pas son amie." (page 22)

Jesse est un adolescent qui souffre terriblement de la solitude. Les enfants se moquent de lui, son père a baissé les bras, Jeff a changé et se montre hostile avec lui. Incompris de tous, il a en lui une telle frustration et une telle colère qu'il s'imagine être en guerre contre le monde entier. S'en suit alors une escalade de la violence d'un monstre ordinaire, qui garde sa part de naïveté en toute circonstance.

"Et alors le Héros dit à l'ennemi qu'ils avaient fini de rigoler. 
Jesse, armé d'une mitraillette plus grosse que celle du président, qui épousait agréablement son corps, rampa en avant style commando. Ses yeux d'oiseau de proie braqués sur un bosquet au-dessus de la rivière. Dans lequel il vit enfin sa cible, une légion de peaux jaunes juchées sur des branches tels des canaris sur un perchoir. Jesse pensa : C'est peut-être leur village, mais c'est ma guerre. Et là-dessus, il ouvrit le feu sur eux. Rat-a-tat-tat, rat-a-tat-tat, rat-a-tat-tat ! Son frère lui dit de la fermer,
il faisait trop de boucan." (page 81)

En bref, Jesse le héros est sans conteste une référence du roman noir. Déstabilisant, dérangeant, éprouvant, ce livre ne nous épargne pas. Un style particulier mais accrocheur, des personnages désabusés, parfois nauséabonds, un anti-héros naïf et terriblement monstrueux... Ce roman vous marquera, son dénouement également, il n'y a pas de doute possible. Jesse est clairement l'anti-Holden de L'Attrape-cœur de Salinger. C'est un être dévasté, seul, naïf, sans structure, nourri d'images-choc et de récits perturbants. Son esprit simple, obscurci par un environnement violent, révèle peu à peu pendant son errance la monstruosité au fond de lui. Lawrence Millman nous offre le portrait glaçant d'une Amérique pauvre et délaissée, seule avec ses propres monstres.
Notons enfin l'excellent travail de traduction de Claro (qui a traduit dernièrement le colossal Jérusalem d'Alan Moore, aux éditions Inculte).

Un grand merci aux éditions Sonatine !


Jesse le héros (Hero Jesse), Lawrence Millman, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claro, Sonatine, mars 2018, 208 pages, 19 €, format Kindle : 12,99 €.


Lire les premières lignes de Jesse le héros ? C'est par ici.



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A bientôt ^^



1 commentaire:

  1. J'ai lu ton billet en diagonale car je vais découvrir ce roman fort prometteur tout bientôt!

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