mardi 14 novembre 2017

"L'Ordre du jour" d'Eric Vuillard

Dans les coulisses de l'Anschluss

"Les chars, les camions, l'artillerie lourde, tout le tralala, avancent lentement vers Vienne, pour la grande parade nuptiale. La mariée est consentante, ce n'est pas un viol, comme on l'a prétendu, c'est une noce."




Prix Goncourt 2017

Présentation de l'éditeur

Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d'épaules rembourrées de laine, vingt-quatre costumes trois pièces, et le même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l'Assemblée ; mais bientôt, il n'y aura plus d'Assemblée, il n'y aura plus de président, et, dans quelques années, il n'y aura même plus de Parlement, seulement un amas de décombres fumants. E. V.


Mon Avis

Souvenez-vous de vos cours d'Histoire. Le 12 mars 1938, l'Allemagne nazie annexe l'Autriche. Les soldats d'Hitler y sont accueillis comme des libérateurs. Néanmoins, nous n'avons pas forcément connaissance des événements qui ont précédé l'Anschluss. Eric Vuillard nous fait remonter le temps, cinq années en arrière. 

20 février 1933. Vingt-quatre grands industriels allemands ont rendez-vous avec le Chancelier Hitler. Leurs noms ne vous disent peut-être rien, mais sûrement les connaissez-vous sous ces noms : Krupp, BASF, Bayer, Agfa, Opel, Siemens, Allianz, Telefunken, IG Farben, Accumulatoren-Fabrik AG (la future Varta). Le discours d'Hitler dure 30 minutes. "Le fond du propos se résumait à ceci : il fallait en finir avec un régime faible, éloigner la menace communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d'être un Führer dans son entreprise." Les vingt-quatre, conquis par ce discours, versèrent une obole conséquente au parti nazi. Pour eux, cette réunion n'était "qu'un épisode assez ordinaire de la vie des affaires, une banale levée de fonds." Cette puissance économique allemande a permis au parti d'Hitler de gagner les élections, et d'entrer officiellement dans la vie politique. L'avenir de l'Europe s'assombrit. "Et ils se tiennent là impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l'Enfer". 

Convertir la puissance économique fut d'une facilité déconcertante pour Hitler. Il ne lui reste plus que de faire plier l'Autriche. Il menace le chancelier autrichien, Schuschnigg, d'envahir son pays. Au bout de plusieurs heures d'intimidations, l'accord est signé.

"Ici, il n'y a qu'un seul cadrage qui vaille, il n'y a qu'un art de convaincre qui vaille, il n'y a qu'une seule manière d'obtenir ce que l'on souhaite - la peur. Oui, ici, c'est la peur qui règne."

Pourtant, l'Anschluss qui devait être un véritable triomphe pour l'Allemagne nazie, ne s'est pas passé comme prévu. Ce fut un flop. Les panzers, des chars de guerre qui font la fierté de l'armée allemande, sont en mauvais état. Ils bloquent la circulation, empêchant leur leader de passer. 

"Il y eut d'abord une rangée entière de blindés sur le bas-côté. Hitler, dont la Mercedes dut s'écarter, les regarda avec mépris. Puis ce furent d'autres véhicules de l'artillerie lourde, immobiles au milieu de la route ; et on eut beau klaxonner, hurler que le Führer devait passer, rien à faire, les chars ramaient dans la colle."

Eric Vuillard dénonce dans son récit les méthodes d'intimidation d'Hitler et les renoncements faciles des puissances étrangères face à l'illusion que donne l'Allemagne nazie. Tout n'est que spectacle et poudre aux yeux. Et le pouvoir cède face au "bluff". 

Credits : "Adolf Hitler addresses the Austrian people at Heldenplatz, Vienna, March 1938,
one month after Germany annexed Austria" (Bundesarchiv, Bild / CC-BY-SA 3.0)


Nos cours d'Histoire restent silencieux sur les semaines qui ont précédé l'Anschluss. Nous ne savons pas qu'il y eut "mille sept cents suicides" parmi les Juifs Autrichiens. En une seule semaine. Les humiliations et les sévices envers les Juifs étaient déjà perpétués en Autriche. Lavage forcé des rues, têtes rasées, insultes. Ils furent désespérés par cette haine furieuse. Ils ont perçu toute l'ampleur de l'horreur qui parcourait le pays. "Ce n'est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d'un autre."

Revenons aux vingt-quatre. Ils se sont associés au nazisme. Et ils en ont bien profité. Pendant des années, chacun d'entre eux ont loué des déportés des camps. "Leur espérance de vie était de quelques mois." Les chiffres rapportés par Eric Vuillard expriment toute l'horreur de cette guerre : "Sur un arrivage de six cents déportés, en 1943, aux usines Krupp, il n'en restait un an plus tard que vingt." 

Enfin, quant à l'écriture du récit, elle est remarquable. Adepte des longues phrases, l'auteur a un style imagé, très visuel, et use de quelques mots savants sans toutefois rendre la lecture difficile. Une plume que je n'ai vue nulle part ailleurs, et que j'ai hâte de retrouver dans ses autres récits. 

En bref, L'Ordre du jour est un récit passionnant sur les coulisses de l'Anschluss. L'auteur relate des faits historiques grâce aux témoignages, aux vidéos, aux photos qu'il a consultés. Il dénonce le rôle qu'a joué la puissance économique allemande, mais aussi les puissances étrangères qui ont plié très facilement face au monstre nazi. L'auteur nous amène très justement à nous interroger. Cette Seconde guerre mondiale, qui a fait plus de 60 millions de morts, aurait-elle pu ne jamais exister ? Il nous interpelle sur les rôles des grands groupes industriels, sur leur portée dans notre société. Est-ce là une mise en garde que l'on devrait appliquer dans notre monde actuel ? "On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d'effroi." Je vous laisse lire L'Ordre du jour et y réfléchir. Cela en vaut la peine. Je comprends pourquoi il a été récompensé. Bravo.







L'Ordre du jour, Eric Vuillard, Actes Sud, collection "Un Endroit où aller", 160 pages, mai 2017, 16 €, format numérique : 12,99 €.

Bonus : l'entretien de la Librairie Mollat avec l'auteur



Dans la même veine : La Disparition de Josef Mengele, d'Olivier Guez (Grasset), le Prix Renaudot 2017


Vous souhaitez lire les premières lignes de L'Ordre du jour ? C'est par ici !

A bientôt pour une prochaine chronique ^^









1 commentaire:

  1. Ce fut mon plaisir littéraire de ce matin. Un super livre. C'était la deuxième fois que je tentais de le lire et j'ai très bien fait :-)

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